ENTRETIEN AVEC PIERRE OSCAR LEVY ET OLIVIER WELLER

Par Olivier Calonnec et Jeanne Drouet (docteure en anthropologie), avec l’aide de Nadine Decourt, spécialiste de littérature orale

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Peut-on voir Peau d’Âme sans avoir vu Peau d’Âne ?

Pierre Oscar Lévy : Oui bien sûr, le film construit sa propre culture.

 

Dans quelle mesure et de quelle manière l’image cinématographique est-elle un outil pour un archéologue ?

POL : Une image est un document d’archive comme un autre. Et même un moyen de retour très efficace sur ces propres raisonnements.

 

Comment en êtes-vous venus à travailler ensemble sur ce film ?

POL : Olivier Weller a eu l’idée de faire la fouille d’un des films de son enfance, après une discussion avec son ami archéologue Pierre-Arnaud de Labriffe (le propriétaire du lieu de tournage), il en a parlé à son ami d’enfance Vincent Gaullier (producteur) qui m’a contacté…

 

Dans ce film, trois narrations se croisent, celle du conte Peau d’âne, issu de la tradition orale ; celle de Jacques Demy, qui est cinématographique ; et celle de la fouille archéologique. Pour la réalisation, comment avez-vous pensé le tressage de ces trois récits ? L’un des récits guide-t-il les autres ? Sont-ils tous trois d’égale importance ?

POL : Il est évident que ces narrations doivent s’entrelacer, c’était une donnée de base, je crois qu’il y a deux éléments qui donnent une construction au récit, c’est d’abord et avant tout la chronologie de la fouille et de l’enquête mise en scène d’Olivier Weller, et surtout le racontard du documentaire pris en charge par une voix off de la conteuse. Ces deux piliers viennent du travail du montage.

 

Quelles sont les différences majeures entre le projet de film initial (sa première écriture) et le résultat final ? Y a-t-il eu beaucoup d’éléments inattendus qui ont conduit à une ré-orientation du tournage, du projet filmique ? L’histoire du tournage ne suit-elle pas de très près l’histoire de la fouille ?

POL : Pour moi, ce qui a été très étonnant, c’est dès le premier jour du tournage l’importance des vestiges retrouvés, c’était une vraie surprise. Ensuite il n’y a pas eu de réorientation du projet, mais un terrible travail de rabotage du texte de tout ce film pour que l’ensemble de tous ces éléments complexes puissent tenir dans une simplicité de la tradition orale. Le fait que certaines séquences comme celles tournées avec le cinéaste Pascal Thomas ou l’anthropologue Maurice Godelier soient sorties du film, tient à mon écoute du film, c’est le film qui accepte ou non les éléments qu’on fabrique pour lui.

OW : La densité de vestiges (plus de 4000 objets retrouvés sur la cabane !) et le fait que les fouilles se déroulent sous la forme de différentes saisons (entre 2012 et 2016) ont laissé la place pour murir la réflexion et rencontrer de nombreux protagonistes ou spécialistes. Le film a suivi cette longue enquête, le montage est ensuite venu la simplifier et la rendre plus limpide.

 

Diriez-vous qu’interroger les spécialistes du conte (Nicole Belmont), fait partie intégrante du projet archéologique ? Si oui, pourquoi et en quoi ?

POL : Le film de Jacques Demy commence par une citation de Jean de la Fontaine, « Si Peau d’âne m’était conté – J’y prendrais un plaisir extrême » cela vient d’une fable intitulée « le pouvoir des fables ». Pour ce qui est du travail du cinéaste, il a interrogé la tradition orale, puisque La Fontaine ne parle pas du conte de Perrault dont il ne connaît pas l’existence quand il rédige cette fable.

OW : Pour l’archéologue, le point de vue anthropologique du projet l’impose. Cette fouille représente une interrogation globale et une recherche croisant les regards disciplinaires sur le conte, ses origines (et ici le thème de l’inceste dans la tradition orale). L’idée d’origine est bien de croiser vestiges matériels, fiction et mémoire.

 

Pour certains intervenants du film, c’est la nostalgie qui semble prédominer, pour d’autres il en va de la réémergence de l’enchantement natif : les archéologues paraissent jubiler à chaque trouvaille comme des spécialistes du conte qui trouvent un motif semblable dans un conte oublié et remis à l’oreille de qui veut bien entendre. L’émerveillement est proche, innocent, et le rapprochement, parfois subtil, entre le travail de l’archéologue et celui du linguiste ou de l’anthropologue, permet de faire émerger de façon quasi-concrète le soin que la recherche moins visible et montrable suppose elle aussi…

POL : La jubilation du travail sur la culture, de la rencontre avec le savoir devrait nous habiter en permanence.

 

Faire de l’archéologie, n’est-ce pas aussi assez souvent (se) raconter une histoire ?

POL : Le film traite parfaitement cette question, il faut partir des faits, des vestiges, de l’analyse et ne pas bâtir des récits.

OW : Loin des courants post-processuels, ici le récit scientifique est déconstruit (ou plutôt reconstruit) pas à pas à partir de divers éléments décrits, relevés et croisés pour tisser une toile support au discours.

 

Dans le film, il apparaît que les archéologues et les jeunes femmes chargées de la fouille se laissent happer par l’univers du conte ; elles sondent leur propre mémoire, leur propre rapport à l’histoire. Cette tendance à se laisser embarquer, transformer par sa recherche est-il fréquent en archéologie ?

POL : Pour ce qui me concerne, je dirais que tous les bénévoles sont venus là par amour pour le film, et que comme cinéaste j’ai filmé cela donc c’est le documentaire qui met l’accent sur le désir des protagonistes. Je pense qu’il n’y a pas d’action humaine sans motivations, ici c’est le désir lié au plaisir lié au film.

OW : Oui il existe en archéologie mais bien souvent n’est pas exprimé ou conscient (rapport à la mort, au passé). Ici, la propre expérience intime des fouilleurs/fouilleuses est plus aisément dicible (rapport à l’enfance et au merveilleux).

 

Le film dévoile-t-il des aspects du travail d’archéologue qui sont habituellement tus ? Quel est pour vous l’intérêt de montrer le processus de fouille dans un documentaire ?

POL : Je ne comprends pas votre question… Je suis documentariste, j’ai fait plusieurs films sur l’archéologie, je montre ce qui se passe. Qui fait taire quoi ?

OW : Oui c’était pour moi, au tout départ, un des enjeux du film, à savoir montrer la recherche en train de se faire (avec ces doutes, ces aller-retour…), et combattre cette image trop fréquente d’un savoir indiscutable d’expert ou de belles images 3D.

 

Dans le film, vous semblez vouloir faire bouger les lignes quant au regard du ministère sur votre discipline, et plus largement sur leur conception rigide et limitée du patrimoine. Pourquoi ces freins selon vous ?

POL : C’est l’histoire de la discipline qui explique ces freins. Au départ, l’archéologie c’est la recherche de l’architecture et des trésors, pas des clous.

OW : L’archéologie contemporaine (XXe siècle) est encore très récente et, depuis quelques années, accepte aujourd’hui les vestiges matériels laissés par les 2 guerres mondiales, mais le frein reste encore lorsque subsistent des mémoires vivantes.

 

Pensez-vous que ce film, comme celui qui avait été produit autour de l’œuvre de Daniel Spoerri (Le Déjeuner sous l’herbe de Laurent Védrine), peut dans une certaine mesure amener à une reconsidération de l’archéologie contemporaine ?

POL : Je pense que le film fait – entre autres – ce travail. Mais vous auriez pu aussi poser la question du lien entre les contes de fée et les récits politiques. Ou noter que Peau d’âne n’est pas un conte de fée appartenant à la littérature française. La question de l’origine des contes posée par le film démontre aisément que la culture n’a pas de frontière, et qu’il n’y a pas d’origine culturelle assignée à un sol. Les contes voyagent depuis fort longtemps leur origine est impossible à déterminer… Il n’y a donc pas à revendiquer une spécificité d’une culture nationale par rapport à une autre… L’existence des contes montre au contraire que le brassage des histoires correspond à la mixité et aux brassages des populations, des récits, des coutumes.

OW : Cette opération d’archéologie contemporaine, comme Le Déjeuner sous l’herbe, interroge en effet le discours archéologique, institutionnel ou non. Ce film participera sans aucun doute à faire évoluer les mentalités puisqu’il les questionne et les bouleverse.