A l’occasion de la projection du film La terre abandonnée du réalisateur Gilles Laurent, Pierre Fournier, professeur de sociologie, chercheur au Laboratoire méditerranéen de sociologie et auteur du livre Travailler dans le nucléaire (Colin, 2012 [http://nucleaire.hypotheses.org/a-propos]), nous livre ses impressions.
Présentez-vous en quelques mots
Je suis chercheur dans un laboratoire où nous nous demandons comment les préoccupations de préservation de l’environnement qui sont débattues dans l’espace public viennent à affecter les hiérarchies entre les groupes sociaux à l’échelle des territoires. Pour un tel questionnement, le secteur nucléaire propose de nombreux terrains d’interrogation et je me suis par exemple demandé quelle main-d’œuvre s’est trouvé enrôlée dans une telle activité, potentiellement menaçante pour la santé et pour l’environnement, et installée à l’écart des pôles urbains pour cette raison : une main-d’œuvre venant de quels secteurs d’emploi ? de quelles filières de formation ? avec quelles formes d’engagement dans le travail ? Cela vaut non seulement pour affronter les questions de risques radioactifs mais aussi pour inventer des procédés aux limites de la connaissance, pour élaborer une organisation du travail assurant la mise en œuvre de ces procédés complexes sans risque d’accident, ou encore pour administrer de grands établissements astreints au secret. Aujourd’hui, je travaille sur les territoires ordinaires du nucléaire en me demandant quelles promesses a représenté ce secteur d’activité pour les travailleurs venus y travailler et s’installer à proximité au cours de l’histoire de cette industrie, et quelles réalités il a engendré en termes d’ordre social territorialisé, en termes de rencontre de cette main-d’œuvre avec les autres populations riveraines, en termes de distribution des prestiges sociaux entre ces populations, au moment de l’installation des sites bien sûr mais aussi au fil du temps depuis lors.
Quel est votre lien avec le film ?
Le film porte sur des gens vivant sur le territoire dévasté par la catastrophe nucléaire de Fukushima. C’est donc le sujet du nucléaire qui me relie à ce film, même si je ne m’intéresse pas beaucoup, d’habitude, aux situations extrêmes qui polarisent l’attention du grand public, au détriment de réalités ordinaires souvent mal connues. J’ai découvert ce documentaire au moment où Serge Dentin, le directeur du festival RISC, m’a proposé d’intervenir après la projection. Le réalisateur, Gilles Laurent, est un homme de cinéma au parcours singulier. Longtemps ingénieur du son, il a réalisé là son premier long métrage, et son dernier aussi car il est brutalement décédé à Bruxelles lors des attentats du 22 mars 2016 à la station de métro Maelbeek. Le film qu’il nous laisse se situe donc à la rencontre de deux conjonctures d’exception, ce qui donne à son visionnage une très forte intensité émotionnelle, et à la question de l’après-catastrophe une résonance toute particulière, désingularisant de manière inattendue l’univers nucléaire pour mieux le spécifier peut-être : interrogeant l’insuffisance de la réponse politique à la catastrophe japonaise alors que c’est la seule réponse possible à l’attentat.
Que pouvez-vous nous dire de ce film ?
Ce destin tragique de Gilles Laurent n’est bien sûr pas la seule ni même la principale raison qui rend le film touchant : on y voit quatre personnes qui ont décidé de ne pas quitter la zone évacuée à la suite de la catastrophe nucléaire ou d’y revenir très vite en dépit de la radioactivité qu’on y trouve, bien supérieure aux situations ordinaires, et le spectateur est invité à s’interroger sur le sens de ce qui semble un choix de vie (contrairement à ce qu’on a observé autour de Tchernobyl avec des populations paysannes très démunies, contraintes de rester sur place). On y voit aussi deux autres personnes envisager de revenir s’installer dans la zone dès que la radioactivité aura diminué, que ce soit par décroissance naturelle (certains éléments rejetés par les explosions et les incendies ont une « vie » courte, c’est-à-dire voient décroître très sensiblement leur radioactivité en quelques jours, quelques mois, quelques années selon les cas) ou par élimination – en cours – d’une partie des terres polluées en surface par des éléments radioactifs à la toxicité plus tenace. Mais on y voit surtout que rester dans ce territoire n’est en rien poursuivre sa vie précédente maintenant qu’il n’y a plus de cheveux à couper pour le coiffeur ni de bouches à nourrir pour le paysan, sur place ni au loin compte tenu de la contamination des cultures et des animaux d’élevage par la radioactivité qui les rend impropres à la consommation. Et revenir ne sera pas davantage reprendre sa vie d’avant dans un espace désormais sans société. Le rythme du film est lent, étirant ses plans sur des paysages portant souvent la marque de l’homme, mais semblant immédiatement fêlés parce que sans présence humaine désormais, sans bruits de machines… Par son écriture qui mêle témoignages d’acteurs du lieu et rencontres avec des visiteurs de la zone, le documentaire prend soin de laisser le spectateur se faire son idée sur les expériences de vie qu’il donne à voir.
Que dire de cette expérience extraordinaire de l’après-catastrophe ?
Le film est très intéressant pour les sciences sociales dans le sens où il fait réfléchir en creux aux liens fondamentaux qui existent entre l’homme et sa terre en pointant tout ce que la catastrophe lui fait abandonner : ses ancêtres, leurs réalisations comme les siennes propres, en forme de patrimoine matériel aussi bien qu’immatériel, mais territorialisé à chaque fois comme dans l’exemple de la mémoire des chemins empruntés, des coins à champignons… bref tout un capital d’expériences menées dans ces espaces. Et ce qui est rapportée de l’expérience de l’exil d’après la catastrophe confirme ce point en soulignant que la fin de cet exil représentera une nouvelle difficulté, un nouvel abandon de liens, et la réinstallation constituera une articulation à un lieu pour ainsi dire encore nouveau (parce que renouvelé), ce que veulent précisément éviter de vivre les personnes restées sur place après la catastrophe.
Le film pose aussi la question de ce que devient une société politique sans habitants, une terre abandonnée de tous, abandonnée des hommes, des politiques, de la société. Abandonnée par les hommes, laissée d’abord dans l’urgence, pensée perdue pour toute installation humaine comme devant un risque d’éboulement, de séisme, d’éruption volcanique, de crue, de submersion marine (abandonnée à l’instant de la catastrophe ou peu après, au prix d’une grande violence, d’un sentiment de trahison des espérances passées). Puis délaissée quand il devient possible d’y revenir ponctuellement (comme le fait le second couple) mais que la réinstallation ailleurs, pensée comme provisoire, s’est révélée durer si longtemps (compte tenu du délai avant la baisse spontanée de la radioactivité, compte tenu de la durée du chantier de réduction de la contamination des sols et devant la perspective des difficultés au retour, comparables à celles que vivent les réfugiés politiques qui sont obligés à une reconquête après un changement de régime) qu’envisager une présence intermittente, compatible avec les débits de doses, se révèle comme une nouvelle promesse de peine. Qui plus est sans contenu si aucune agriculture n’est viable, s’il n’est plus possible que de travailler à la centrale accidentée ou dans un tourisme écologique malsain à l’adresse de militants en mal de sensations (comme le montre le film de fiction La terre outragée. Il y a vingt-cinq ans, la vie était douce à Tchernobyl). C’est toutefois l’occasion de se demander à partir de quelle situation de départ s’expérimente cet abandon : le territoire en question était un « coin perdu », à l’écart, en retrait, en invisibilité, en monoactivité industrielle pour tenir compte par anticipation des enjeux d’accident dans le secteur, une terre en sursis, pourrait-on dire.
Une terre abandonnée par les politiques qui ont préféré l’évacuer (ils ont même envisagé un périmètre bien plus large, pouvant aller jusqu’à Tokyo) et indemniser les déplacés, même si cette compensation est sans équivalence véritable, on l’a dit, et même si c’est en espérant n’avoir pas à dépenser des sommes trop élevées pour cela. D’où leur souci de reconquête, de réinstallation des déplacés dès lors qu’on passe à des doses anticipables de moins de 20 mSv/an (le seuil appliqué jusque là aux seuls travailleurs du nucléaire, bien supérieur au 1 mSv appliqué aux civils avant la catastrophe), au risque d’un nouveau sentiment d’abandon pour les déplacés qui ne voudront pas revenir compte tenu des incertitudes sanitaires demeurant à ces niveaux d’exposition à la radioactivité, et même pour ceux qui accepteront mais devront composer avec les dégradations des lieux survenues dans l’intervalle de temps et trouveront sur place une organisation sociale « à trous », incomplète si tous ne reviennent pas, avec des besoins difficiles à satisfaire faute de division suffisante du travail.
Une terre abandonnée finalement par cette abstraction qu’est la « société » politique : on ne voit pas d’avenir à cette terre sans société des hommes, sans un nombre suffisant de personnes pour autoriser une division du travail, sans une pluralité générationnelle où des jeunes portent la force et incarnent l’avenir… Ce qui signifie que si la terre n’a pas été à proprement parler abandonnée par les quatre irréductibles présentés dans le film, leur vie d’avant l’a été par force dès lors que tant de départs sont intervenus. Bon gré mal gré, ceux qui restent ne sont plus dans la même société : tous leurs apprentissages de la vie sociale sont déstabilisés par cette situation. Des apprentissages jamais perçus comme tels jusque là sont tout à coup conscientisés quand ils se trouvent pris en défaut. Chacun était ainsi préparé à venir en aide à son voisin fermier quand un coup dur le frappe, à l’accueillir avec son troupeau si la foudre tombait sur son étable : mais, comme l’expérimente un des personnages du film, à quoi bon garder les animaux des voisins quand tous les abandonnent et fuient sans intention de retour, quand plus personne n’en veut pour viande, ni lait, ni œufs ?
Il est enfin question d’une terre abandonnée à qui ? À quoi ? Aux plantes et aux animaux comme dans la zone interdite de Tchernobyl, très bien décrite dans le documentaire Tchernobyl : une histoire naturelle ? en sanctuaire inattendu où plantes et animaux se développent paradoxalement à l’abri de l’intervention prédatrice de l’homme ? Ici, on s’arrête sur les fourmis, les abeilles, les oiseaux, quelques chiens, quelques chats, quelques vaches, quelques autruches au corps suspendu loin du sol irradiant, avec quelques humains pour compagnons d’infortune.
Abandonnée au stockage et à l’enfouissement de terres contaminées sans qu’on sache comment elles sont choisies : dans des zones de concentration de la radioactivité sous l’effet du vent et de la pluie, et donc avec des arrachages de surface à répéter à mesure des érosions naturelles ? ou simplement dans des zones faciles à gratter ? en fonction des végétations concentrant les éléments radioactifs à forte toxicité ? On ne sait pas non plus où elles vont être stockées. Pour l’heure, elles sont regroupées le long des routes et seront peut-être transportées vers des stockages dans la zone durablement interdite compte tenu de la radioactivité durablement élevée qu’on y rencontre. Du coup, la terre se révèle abandonnée aux décontamineurs qui s’en occupent, présents dans le film en fond de nombreux plans mais sans voix, couverts par des masques, assurés d’un travail sans fin, des Sisyphes que Gilles Laurent saisit face à l’embourbement d’un véhicule et à son difficile tractage par un autre dans un plan où les deux véhicules, orientés en sens inverses, avancent et reculent dans des mouvements vains, et qu’il présente comme punis d’avoir refusé de mourir en hommes conséquents dans leurs décisions.
Abandonnée aux ancêtres laissés dans les cimetières.
Eventuellement abandonnée aux plus vieux qui restent sur place sans redouter vraiment les conséquences des radiations dont on sait qu’elles se feront sentir sur leur corps avec un décalage temporel tel qu’ils seront sans doute morts d’autres causes avant mais que les jeunes ne veulent pas rejoindre compte tenu que ces mêmes risques sanitaires les frapperaient, eux, encore de leur vivant, et frapperaient leurs enfants encore plus tôt, sous forme de fœtus particulièrement sensible ou de bambin vivant inévitablement au ras du sol contaminé, exposé à des concentrations de radioactivité mouvante au gré des vents et des pluies, identifiables seulement par des instruments de mesure complexes à manier…
En revanche, ce territoire n’est pas abandonné par les documentaristes (comme l’atteste un premier recensement des films sur Fukushima par Elise Domenach [http://www.debordements.fr/spip.php?article330]) qui y trouvent un formidable défi pour saisir une réalité invisible, avec une forte charge émotionnelle et des « témoins » spectaculaires au sens strict, entre héros messianiques et doux dingues, dont certains, déjà présents dans d’autres films sur le sujet, voient leur abandon à cette terre se transfigurer en militance pour une cause universelle. Un territoire pas abandonné non plus par les spectateurs qui y cherchent un sens à leur destin d’hommes et de femmes mis en cause dans leur responsabilité de citoyen.